20 Septembre 2020
On te dit de dormir quand elle dort. Seulement voilà, la tienne elle ne dort jamais. Ni le jour, ni la nuit, sauf si tu la portes en écharpe, debout, en la berçant. Elle pleure, surtout le soir, mais parfois le soir commence dès le matin, et ces jours là tu pleures avec elle en la suppliant d'arrêter.
Tu gardes de ton accouchement un souvenir amer. On te dit qu'on oublie tout quand on le bébé dans les bras, mais toi tu n'as pas oublié le monitoring qui s'affole, les instruments qui te déchirent et la sensation étouffante du masque sur ton visage. Tu n'as pas oublié les crevasses dès le premier jour, le malaise quand tu t'es levée. Tu n'as pas oublié la peur que tu as eue quand tu l'as reposée un peu gauchement dans son berceau en plastique et que tu as cru lui avoir fait mal.
On te dit que l'essentiel, c'est que le bébé aille bien. Mais toi, tu te demandes, comment sait-on si le bébé va bien ? Peut-elle aller bien avec cette mère là, qui n'arrive pas à être heureuse, qui donnerait tout pour juste pouvoir s'asseoir sans avoir mal, et manger un vrai repas chaud sans être interrompue ?
On te dit que ça ne dure pas, que ça passe trop vite. Mais toi, tu comptes les heures depuis que tu es seule la journée, depuis presque le début en fait. Tu serres les dents jusqu'à ce qu'il rentre du boulot, jusqu'à ce moment où tu lui donnes sa fille en disant "c'était horrible elle n'a pas dormi sauf évidemment quand j'ai eu une visite je n'ai pas mangé je suis crevée je veux juste prendre une douche" et tu vois qu'il assure et que dans ses bras elle se calme, que pour lui ça n'a pas l'air d'être fatiguant ou inquiétant et tu te sens nulle.
On te dit que tu as de la chance et qu'elle est si jolie. Que tu dois penser à toutes celles qui ne peuvent pas avoir d'enfant. Que déjà un c'est fatiguant, alors tu imagines celles qui ont des jumeaux ! Mais toi, parfois tu imagines ce que ça ferait si tu la posais là, dans ce petit lit dans cette petite chambre que tu avais préparée avec soin. Si tu fermais la porte et que tu partais. Si tu ne revenais pas.
Tu ne peux pas dire que tu ne l'aimes pas. Ses mains minuscules. Sa tête de souriceau. Cet air extatique qu'elle a quand elle s'endort la bouche ouverte après avoir mangé. Et pourtant, quand tu entends "la maman de...", il y a toujours ce sentiment d'imposture qui finit par te rattraper. Pour toi, ce n'est pas une évidence. Et tu sens que ça résonne loin. Qu'il y a des trucs coincés.
Et puis un jour, tu oseras le dire. A n'importe qui, à une autre femme.
Peut-être qu'elle te tendra un mouchoir et une soupe chaude. Peut-être qu'elle dira "moi aussi, il y a longtemps...". Peut-être qu'elle saura te parler du début du chemin, des portes qu'on peut pousser. Que ça sera comme gravir une montagne sous une pluie battante. Que tu auras peur et tu auras froid. Peut-être qu'elle te dira que le souffle est coupé et que la marche est rude, mais que ça vaut le coup, parce que la vue en haut et le ciel immense, parce que l'air qui entre dans les poumons, parce que l'amour infini.
Et parce qu'après la pluie,
L'arc en ciel.