9 Octobre 2019
Longtemps, j'ai pensé que je n'avais pas le pied marin.
Je restais au bord de l'eau, à me tremper les chaussures en glissant sur les algues. J'essayais d'attraper le bois du bateau, mais il se dérobait sous mes mains, semblant chaque fois être un peu plus loin du bord.
Le pied marin, c'est un don. Je connais tout un tas de personnes qui l'ont, et qui se pavanent sur leur radeau. Elles me saluaient et moi, assise sur la berge, j'écrasais une larme en faisant semblant de sourire. A force de pleurer, l'eau recouvrait mes pieds et emportait la barque.
Tu vois, il existe un test pour savoir si tu as le pied marin. On peut le faire à peu près une fois par mois. J'en avais acheté un sacré stock, 200 languettes dans une boite en carton. Le résultat était toujours le même, implacable comme un mauvais horoscope "une barre, ce n'est encore pas votre journée aujourd'hui, désolay, on ne peut clairement pas ramer avec une seule barre, restez chez vous et préparez votre spasfon"
Pourtant, j'avais fait une fois la traversée, il y a des années. Je ne dis pas que cela a été facile et rapide, mais j'avais mis le pied sur cette fucking barque. J'ai bravement rallié l'autre rive, puis je suis revenue, avec un enfant dans les bras. Mon corps savait, donc. Mais il ne voulait plus. Et chaque mois, la même tentative, puis la même déception. Le sang. Le vide. L'attente.
Les mois ont passé et puis les années. A un moment, j'ai renoncé. J'ai dit " finalement on est très bien au bord de l'eau, ce n'est pas risqué, c'est confortable. On ne sait jamais ce qui peut arriver pendant une traversée, et puis j'ai trop de travail pour ces histoires maritimes idiotes, finalement, c'est une aubaine de ne pas avoir le pied marin."
Et puis une fois que je me promenais sur la berge, dans la lumière d'un lac qui clapotait tranquillement, l'envie est revenue. Écrasante. Il n'y avait plus de compromis possible. Il fallait que j'aie le pied marin. J'étais prête à tout, de la cure de sardine à la collection de bonnets à pompons. J'ai avalé des cachets qui donnent le pied marin (et de l'acné, et des kilos en trop). J'ai espéré fort. Je n'étais pas seule. On s'est accrochés.
Soudain, un matin, il s'est passé quelque chose. Je faisais du coulis avec les tomates du jardin. J'ai coupé les tomates, arrosé d'huile d'olive, mis le feu doucement sous la casserole.
Je suis allé chercher du basilic dans le carré des aromatiques et en me relevant, mue par une soudaine inspiration, je suis allé faire le test du pied marin. Pour la petite histoire, je n'ai pas pris une languette cheap, mais le test tellement hors de prix qu'il pourrait reposer sur un coussin de velours à Versailles dans une vitrine. Celui des grandes occasions.
J'ai coupé le basilic dans la casserole et remué deux fois. Et là, bim. Deux barres. Le pied marin.
Alors sans réfléchir, j'ai embarqué mon mec et on est montés sur la barque. On a ramé avec les deux barres, On s'est pris les remous, le bateau était ivre, j'ai eu le mal de mer. On a avancé dans la brume, sans trop savoir où on allait.
J'ai pensé à toutes celles qui regardent l'eau depuis le bord. J'avais envie de les serrer fort et de leur dire que d'une barre à l'autre, il n'y peut-être que le temps de faire brûler un coulis de tomates.
Au bout de quelques mois de voyage harassant, on a entendu un bruit qui galopait. Il venait du fond, peut-être du récif. Le tambourinaïre mais sans le galoubet. On a collé notre oreille, on a fait le silence, et puis on a compris.
C'était dans le fond de mon ventre.
C'était un petit cœur qui battait.