8 Septembre 2019
Parfois, La Couture et moi, c'est un peu morose.
On est ensemble depuis trop longtemps. En fait, on a un peu grandi ensemble. Elle me susurrait des bêtises à l'oreille pendant que je confectionnais au kilomètre des pantalons larges en velours côtelé inspiration mi-Che Guevara/mi-clochard qui se fondaient parfaitement dans le décor pendant les concerts de La rue Kétanou.
On a affronté ensemble les affres de la vie étudiante, elle m'a poussé à faire mes premières besaces inspiration mi-indienne/mi-moche pour faire rentrer gratos du whisky en soirée.
Elle m'a suivie dans mon premier boulot, une trousse doublée sérieuse pour avoir l'air d'une vraie adulte.
Elle était là pour les rideaux de l'appartement que j'ai acheté, pour recouvrir le canapé d'un coton rose inspiration mi-mémé/mi-peggy la cochonne et la table d'une nappe assez grande pour inviter au moins trois autres vrais adultes. Elle m'a pressée à la dernière minute pour débiter un bas de pyjama satin noir parce que mon mec dormait chez moi pour la première fois et ne semblait pas attiré par le velours éponge de chez Petit Bateau.
La couture a déménagé avec moi dans mon deuxième appart, mon mec a suivi le pyjama en satin. Il y a eu d'autres rideaux et d'autres canapés, puis une maison comme dans les téléfilms allemands avec une cloche qui fait ding ding à l'entrée d'un portillon en fer blanc.
Puis, arriva ce qui devait arriver, nous nous sommes reproduits.
La Couture n'était que joie, on ne l'avait jamais vue aussi hystérique. Elle m'a obligée à produire des tonnes de bavoirs mi-quiquinous mi-ridicules, des bloomers et des tours de lit. J'ai commencé à connaitre de tête la taille d'un protège carnet de santé et comme il lui en fallait toujours plus, La Couture m'a mis la main sur la gâchette pour ouvrir un blog afin d'étaler notre passion à la face du monde.
La Couture était devenue une industrie, elle en voulait toujours plus. Elle m'envoyait tous les jours des nouveaux projets sur les réseaux sociaux, m'a poussée à m'équiper, une surjeteuse pour mes trente ans, une lachine de découpe pour mes trente-trois, un atelier de fou dans les plans des travaux de la maison-téléfilm-allemands.
Et tu vois, moi, parfois, je n'avais plus envie. Alors, pour raviver la flamme, la Couture a soufflé à l'oreille de mon mec que ça serait cool de coudre une robe de mariée, et comme il est de bonne composition, il a dit "banco".
Et puis voilà, à force de se voir tous les jours, il y a quelques temps, la Couture et moi, on s'est un peu perdues. Une sombre histoire de trench. Elle avait exigé un deuxième Luzerne dans un tissu plus classique que le premier, un basique à porter tous les jours, un passe partout. Déjà, elle aurait dû savoir que j'aime les surprises. Et ben tu vois, ce Luzerne, pendant un moment, je me suis demandée si il ne signifiait pas la fin de notre idylle. Après tout ce temps passé ensemble, on ne se surprenait plus.
J'ai gansé machinalement les coutures intérieures, j'ai ourlé à la main sans aucun enthousiasme. Je me suis surprise à avoir des pensées sacrilèges "et si je l'avais plutôt acheté dans le prêt à porter". J'ai eu honte, j'ai terminé quand même, après plusieurs laborieuses semaines alors que j'avais torché le premier en quelques nuits enfiévrées.
Il faisait une chaleur à crever dans l'atelier de la maison-téléfilm-allemand, j'ai eu des envies d'évasion. J'ai pensé me barrer loin avec Le tricot ou n'importe quel autre tentateur. J'ai laissé glisser La Couture dans les limbes de mes souvenirs, hormis deux trois carrés démaquillants pour donner le change en public.
Et puis un dimanche matin, il faisait toujours atrocement chaud sous les combles, La Couture m'a regardée d'un air coquin en me tendant une viscose imprimé jungle. On manquait de jupes, il fallait faire vite. Sans que je m'en rende compte, on était de nouveau comme avant, sans entraves, avec des papillons dans le ventre.
La semaine de la rentrée, l'automne a pointé son nez. J'ai ouvert mon placard et je suis tombée sur le trench Luzerne. Mi-classique mi-chic. Je l'ai enfilé comme on retrouve un vieil ami avec qui on a vécu des choses qui ne se racontent pas, et j'ai emmené l'enfant à l'école.
Et là, tandis qu'il gravissait seul les marches qui mènent à l'étage des élémentaires, portant fièrement le T Shirt à l'effigie de Zeus (l'enfant est un peu mégalo) qu'il avait commandé la veille, j'ai souri doucement.
On a bien fait de s'accrocher.