28 Février 2019
Un soir glacé de janvier, il s'est passé quelque chose.
J'étais comme chaque soir à table avec la Couture. Elle m'avait laissé un peu de soupe froide et m'observait silencieusement tout en feuilletant le dernier Burda.
Soudain, un bruit inhabituel a résonné dans la maison silencieuse.
Tic, tic, tic
- J'ESPERE QUE TU N'AS PAS LAISSE LA MACHINE A COUDRE ALLUMEE ? A persiflé la Couture
- Non, non, je vérifie toujours deux fois, ai-je balbutié en paniquant.
Tic, tic, tic
Le bruit venait de la porte. La Couture a repoussé son Burda en râlant.
- VA VOIR, C'EST PEUT-ETRE LA LIVRAISON RASCOL
Je suis allé en boitant jusqu'à la porte (la Couture m'avait frappée au genou la veille car je n'avais pas renouvelé mon abonnement Ottobre femme dont je trouve les modèles trop sportswear). J'ai poussé le loquet du judas pour y coller mon oeil.
Là, dans le couloir, quelque chose me regardait fixement.
C'était soyeux et coloré, comme un cerf volant japonais dont on ne pouvait distinguer les nuances tant elles étaient multiples. L'arc en ciel de fils gonflait, gondolait, emplissant le couloir d'un bruissement feutré.
Hypnotisée, j'ai ouvert la porte.
Tic, Tic, Tic
C'était le Tricot.
Le Tricot semblait flotter dans une odeur de tisane et d'hiver. Il repoussa doucement une tentacule de cachemire qui lui tombait sur le visage et siffla :
- Tic, tic, tic, je viens pour la fille
La Couture a émis un cri guttural, ce cri d'horreur des mères dont l'enfant tombe dans l'escalier, ce cri qui dure le temps suspendu avant de savoir si l'enfant se ramasse en riant de surprise en bas des marches ou si il est disloqué sur le carrelage.
- ELLE EST A MOI !
- Tic, tic, tic, plus pour très longtemps.
J'avais roulé sous la table et je me balançais d'avant en arrière.
- ELLE A ACHETE DU VELOURS DE SOIE LA SEMAINE DERNIERE. ELLE N'A PAS DE TEMPS A PERDRE AVEC UN LOISIR DE MAMIE.
- Tic, tic, tic, ricana le Tricot en s'installant sur mon canapé.
Soudain, je sentis ma cheville enserrée par un cordon relié à deux aiguilles circulaires lancées depuis le salon. Le Tricot feula : Tic, tic, tu feras des bonnets en jacquard.
- Et lorsque j'aurais appris, vous me laisserez partir ? Demandai-je prudemment
- Lorsque tu auras finis, tu tricoteras en circulaire
- Et après ?
- Après, tu feras tes propres diagrammes. Tu es à moi maintenant, cesse de poser des questions.
La Couture n'était plus qu'une ombre douloureuse recroquevillée sous une pile de chemises à rapiécer. Elle tenta de gémir
- LA NUIT, ELLE PEUT TOUJOURS RELEVER DES PATRONS
- Tic, Tic, Tic ! Elle ne peut pas. La nuit elle regarde des podcasts de Lise Tailor.
Je ne sais plus depuis quand cette soirée a eu lieu. Je ne suis plus vraiment moi même. Je fais des diagrammes, je tricote en rond. Le Tricot me tient. Il me ratatine.
Je voudrais m'échapper, mais mes codes d'accès à Ravelry sont enfermés dans un placard dont il garde la clé. Ceux de Thread and Needles étaient déjà détenus par la Couture.
Je jette ces mots ici en faisant semblant de regarder les pocasts d'Along avec Anna (j'ai fini ceux de Lise Tailor). J'espère que quelqu'un m'entendra. Oh non ! Tic, Tic, Tic
Toi qui me lit, ferme vite ton écran. Le Tricot te voit, il veut te prendre.
Tic, Tic, Tic